MEXICO
CORRESPONDANCE
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Il y a quarante épiceries dans ce secteur d'Iztapalapa, vaste quartier populaire de Mexico. Celle de Raquel Chavez ressemble à ses voisines : un minuscule comptoir, des grilles pour se protéger des attaques à main armée et, du sol au plafond, des caisses de «refrescos», les boissons gazeuses dont raffolent les Mexicains.
Mais Raquel Chavez n'est plus une épicière comme les autres. Elle a osé porter plainte contre Coca-Cola, qui voulait l'empêcher de vendre un produit concurrent, d'origine péruvienne. Après deux ans et demi de bataille judiciaire, les tribunaux lui ont donné raison. Coca-Cola Export Corp., filiale mexicaine de la puissante multinationale basée aux Etats-Unis, et ses dizaines de fabricants et distributeurs locaux ont été condamnés à verser 15 millions de dollars d'amende à l'Etat fédéral mexicain pour avoir enfreint les règles de la libre concurrence.
Cette femme de 49 ans, souriante et chaleureuse, travaille dur pour envoyer ses trois enfants à l'université. La boutique est ouverte tous les jours, son mari la remplaçant deux jours sur sept. A l'entrée, deux armoires réfrigérées se font face : dans l'une sont rangés les produits Pepsi-Cola, dans l'autre la gamme Coca-Cola, qui domine 70 % du marché national. « Ici, les gens sont habitués à boire du Coca depuis trois générations. Si tu ne peuxpas l'offrir à tes clients, autant mettre la clé sous la porte ! »
L'actuel président de la République, Vicente Fox, élu en 2000 sur un programme libéral, n'a-t-il pas été directeur général de la branche mexicaine de la firme ?
Le conflit de Raquel Chavez avec le géant des boissons gazeuses a commencé en mars 2003, lorsque son distributeur habituel a cessé de la livrer sans préavis, par mesure de rétorsion. Depuis peu, elle vendait aussi un « refresco » que des clients de plus en plus nombreux lui réclamaient : une bouteille de 3,3 litres, plus avantageuse pour les familles modestes que la bouteille de 2,5 litres - produit vedette de la firme d'Atlanta. Fondée à la fin des années 1990 par un homme d'affaires péruvien, la marque Big Cola s'est vite taillé une place dans les pays andins, puis en Amérique centrale et au Venezuela, où elle profite du sentiment antiaméricain. « Même au Mexique, nous avons déjà conquis 10 % du marché », affirme José Luis Peralta Ramirez, représentant de Big Cola dans le quartier d'Iztapalapa.
A l'en croire, Coca-Cola va jusqu'à proposer de l'argent liquide aux petits commerçants afin qu'ils relèguent les bouteilles de Big Cola le plus loin possible de la vue des clients. « Tous ont subi le même type de pression que Mme Chavez, mais elle a été la seule à protester. » Pendant trois mois, jusqu'en mai 2003, l'épicière a dû aller acheter au prix fort, au supermarché, les caisses de bouteilles de 2,5 litres que l'on refusait de lui livrer, en les chargeant elle-même à l'arrière de sa vieille camionnette. Un marathon solitaire : « Mon mari était furieux contre moi, mon père était à l'hôpital, et la commission de la concurrence faisait la sourde oreille. »
Lorsque celle-ci se décide à entamer une procédure, son puissant adversaire ne s'en émeut pas. « Ils m'ont dit que ça les faisait rire : Coca-Cola avait tellement d'argent et d'avocats que je n'arriverais jamais à mes fins ! » Au bout du compte, le pot de terre a eu raison du pot de fer, mais cette victoire n'a pas rendu plus facile la vie à Iztapalapa, l'un des faubourgs les plus durs de Mexico, gangrené par la drogue et la violence. «J'ai déjà été attaquée plusieurs fois au couteau, soupire Raquel Chavez. On m'a même braqué un pistolet sur la tempe. Et je vois mes clients se serrer toujours plus là ceinture, à cause des problèmes économiques. »
Même si le montant de l'amende est confirmé en appel, la petite épicière ne deviendra pas millionnaire : «II y a des gens qui croient que c'est moi qui toucherai les 15 millions de dollars. Hélas, non ! Pour moi, c'était une question de survie commerciale, et aussi de dignité. Le Mexique est un pays libre. Une multinationale n'a pas à me dicter ce que je vends dans ma boutique. »
Joëlle Stolz
Le Monde, Jeudi 29 décembre 2005
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