04 janvier 2006

Une épicière mexicaine contre Coca-Cola

MEXICO
CORRESPONDANCE

Il y a quarante épiceries dans ce secteur d'Iztapalapa, vaste quartier populaire de Mexico. Celle de Raquel Chavez ressemble à ses voisines : un minuscule comptoir, des grilles pour se protéger des attaques à main armée et, du sol au plafond, des caisses de «refrescos», les boissons gazeuses dont raffo­lent les Mexicains.
Mais Raquel Chavez n'est plus une épicière comme les autres. Elle a osé porter plainte contre Coca-Cola, qui voulait l'empêcher de vendre un produit concurrent, d'origine péru­vienne. Après deux ans et demi de bataille judi­ciaire, les tribunaux lui ont donné raison. Coca-Cola Export Corp., filiale mexicaine de la puis­sante multinationale basée aux Etats-Unis, et ses dizaines de fabricants et distributeurs locaux ont été condamnés à verser 15 millions de dollars d'amende à l'Etat fédéral mexicain pour avoir enfreint les règles de la libre concur­rence.
Cette femme de 49 ans, souriante et chaleu­reuse, travaille dur pour envoyer ses trois enfants à l'université. La boutique est ouverte tous les jours, son mari la remplaçant deux jours sur sept. A l'entrée, deux armoires réfrigé­rées se font face : dans l'une sont rangés les pro­duits Pepsi-Cola, dans l'autre la gamme Coca-Cola, qui domine 70 % du marché national. « Ici, les gens sont habitués à boire du Coca depuis trois générations. Si tu ne peuxpas l'offrir à tes clients, autant mettre la clé sous la porte ! »
L'actuel président de la République, Vicente Fox, élu en 2000 sur un programme libéral, n'a-t-il pas été directeur général de la branche mexicaine de la firme ?
Le conflit de Raquel Chavez avec le géant des boissons gazeuses a commencé en mars 2003, lorsque son distributeur habituel a cessé de la livrer sans préavis, par mesure de rétorsion. Depuis peu, elle vendait aussi un « refresco » que des clients de plus en plus nom­breux lui réclamaient : une bou­teille de 3,3 litres, plus avanta­geuse pour les familles modestes que la bouteille de 2,5 litres - pro­duit vedette de la firme d'Atlan­ta. Fondée à la fin des années 1990 par un homme d'affaires péruvien, la marque Big Cola s'est vite taillé une place dans les pays andins, puis en Amérique centrale et au Venezuela, où elle profite du sentiment antiaméri­cain. « Même au Mexique, nous avons déjà conquis 10 % du marché », affirme José Luis Peralta Ramirez, représentant de Big Cola dans le quartier d'Iztapalapa.
A l'en croire, Coca-Cola va jusqu'à proposer de l'argent liquide aux petits commerçants afin qu'ils relèguent les bouteilles de Big Cola le plus loin possible de la vue des clients. « Tous ont subi le même type de pression que Mme Chavez, mais elle a été la seule à protester. » Pendant trois mois, jusqu'en mai 2003, l'épicière a dû aller acheter au prix fort, au supermarché, les caisses de bouteilles de 2,5 litres que l'on refusait de lui livrer, en les chargeant elle-même à l'arrière de sa vieille camionnette. Un marathon solitaire : « Mon mari était furieux contre moi, mon père était à l'hôpital, et la com­mission de la concurrence faisait la sourde oreille. »
Lorsque celle-ci se décide à entamer une pro­cédure, son puissant adversaire ne s'en émeut pas. « Ils m'ont dit que ça les faisait rire : Coca-Cola avait tellement d'argent et d'avocats que je n'arriverais jamais à mes fins ! » Au bout du compte, le pot de terre a eu rai­son du pot de fer, mais cette vic­toire n'a pas rendu plus facile la vie à Iztapalapa, l'un des fau­bourgs les plus durs de Mexico, gangrené par la drogue et la vio­lence. «J'ai déjà été attaquée plu­sieurs fois au couteau, soupire Raquel Chavez. On m'a même braqué un pistolet sur la tempe. Et je vois mes clients se serrer toujours plus là cein­ture, à cause des problèmes économiques. »
Même si le montant de l'amende est confir­mé en appel, la petite épicière ne deviendra pas millionnaire : «II y a des gens qui croient que c'est moi qui toucherai les 15 millions de dollars. Hélas, non ! Pour moi, c'était une question de sur­vie commerciale, et aussi de dignité. Le Mexique est un pays libre. Une multinationale n'a pas à me dicter ce que je vends dans ma boutique. »

Joëlle Stolz
Le Monde, Jeudi 29 décembre 2005

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